mercredi 6 juin 2007

Il s’agira ici de nous pencher sur le rapport particulier qu’entretenait Glenn Gould avec les animaux ce qui me permettra de “coller” si je puis dire à la thématique du colloque1 sur le “devenir-animal” tout en essayant de poursuivre notre réflexion entamée sur ce musicien dans le texte Le Génie, le Sombreur et le Philosophe. J’espère que cette approche nous donnera l’occasion de cerner un peu mieux le personnage et notamment ses paradoxes qui semblent le constituer. D’une part, il y a son rapport très sentimental et anthropomorphique avec les animaux – alors qu’il avait tant de difficulté à côtoyer ses congénères. Michel Schneider relate un bon nombre d’anecdotes sur la relation de Glenn Gould avec ses animaux de compagnie. Il écrit que “Gould eut beaucoup d’animaux : des poissons rouges auxquels il donna des noms de musiciens : Bach, Beethoven, Chopin, Haydn, des chiens, des lapins, des tortues et même un putois non désodorisé” (1988, p.68). Il existe aussi une photo où le jeune musicien a devant lui le Premier Livre du Clavier bien tempéré et un volume des Partitas, tous deux dans l’édition de Schimer. Il tient à la main une perruche. Une deuxième photo, plus connue, datant de 1949, représente Glenn Gould, toujours au clavier, tenant la partie primo d’un étrange quatre mains dont la secundo est tenue par son chien, un setter anglais, Nicky. Les doigts de l’adolescent et les pattes du chien sont posés sur les touches (Schneider, 1988, p. 32). Nous sommes bien loin ici du concept du “devenir-animal” élaboré par Gilles Deleuze (1980) cependant, Michel Schneider (p.68) poursuit sa phrase citée plus haut avec la question suivante : “Mais pourquoi sont-ce des images d’animaux qui viennent à l’esprit quand on le [Glenn Gould] regarde jouer : un élan sorti du bois, un ours au pas exact et doux, un hibou que le jour offusque ?” et plus loin dans son livre, il écrit (pp. 85-86) :

Parfois, centaure marmonnant en voix fêlée le chant que le grand corps noir du piano faisait résonner, il s’usait à user son vieux Steinway jusqu’à la corde, le menton près des touches, comme s’il voulait, on ne sait, le manger ou le vomir. Je suis sûr qu’il lui arrivait de flairer son ivoire, comme un enfant ou un chien […]. Parfois, il y avait du monstre en lui…

Envers cette appréhension dichotomique des animaux Gilles Deleuze (1980) s’interroge et écrit (les phrases qui vont suivre sont écrites entre parenthèses dans le livre) :

Y aurait-il des animaux oedipiens, avec qui on peut « faire Œdipe », faire famille, mon petit chien, mon petit chat, et puis d’autres animaux qui nous entraînerait au contraire dans un devenir irrésistible ? Ou bien, autre hypothèse : le même animal pourrait-il être pris dans deux fonctions, deux mouvements opposés, suivant le cas ? (pp. 285-286)

Il semblerait que Glenn Gould avait ce double rapport avec les animaux. De manière très résumée, d’un côté celui de la psychanalyse (transferts, projections, etc.) et de l’autre celui du “devenir-animal” deleuzien ou plus largement celui du “devenir” tout court. Penchons nous maintenant vers cette deuxième voie et je ne peux m’empêcher pour le faire de revenir sur le romand de Thomas Bernhard Le naufragé (1983) et plus précisément sur l’un des passages qui fit déjà l’objet de notre attention dans le texte mentionné au début de celui-ci et qui fait allusion directement à mon sens au “devenir”. En fonction de cela, je vous le livre donc à nouveau :

L’interprète au piano (il [Glenn Gould] ne disait jamais pianiste !) est celui qui veut être piano, et je me dis d’ailleurs chaque jour, au réveil, que je veux être le Steinway, c’est le Steinway lui-même que je veux être […] L’idéal serait que je sois Steinway, je pourrais me passer de Glenn Gould […] en étant Steinway, je pourrais rendre Glenn Gould superflu. Mais il n’y a pas à ce jour un seul interprète au piano qui soit parvenu à se rendre superflu en étant Steinway, C’est Glenn qui parle. Me réveiller un jour et être Steinway et Glenn en un seul, […] Glenn Steinway, Steinway Glenn… (pp.94-95).

Il me paraît aussi important de préciser que Peter Szendy (2002) cite ce passage tel quel et de mentionner ce qu’il dit au sujet de cette citation qui nous est commune :

Il est une figure – que je ne sais comment nommer – par laquelle Thomas Bernard, dans sa fiction inspirée du personnage de Glenn Gould, aura approché la fragile réalité suspendue de ces chimères de corps dont l’expérience du piano me confirme chaque fois la tangible plasticité et l’infini devenir. […] Glenn Steinway diffère infiniment sa prise de corps dans l’endurance de ce paradoxe : il n’y aura(it) Glenn Steinway qu’au moment où Glenn, devenu « superflu », se sera(it) définitivement dissout dans un Steinway jouant seul. (pp.15-16)

C’est Achab face à Moby Dick dont parle justement Deleuze (1980). Le Steinway de Glenn Gould grand ouvert, laissant voir sa lignée de cordes et de marteaux… Achab y aura laissé une jambe et Glenn Gould la moitié de son nom et ces deux personnages périront sans pouvoir aller au bout de leur dessein (Glenn Gould trépasse sur son piano noir d’un arrêt cardiaque et Achab disparaîtra en chassant le cachalot blanc). Peter Szendy (2002, p.16) évoque un peu plus loin la part “sacrificiel” engendrée par la recherche d’un pareil “idéal”, comme le disait Glenn Gould. Mais comment ne pas produire du sacrifice ou plus précisément le sacrifice de son corps (au point d’en perdre une partie voire la totalité de son intégrité) et de son identité (“le « je » (Glenn) se livrera corps et âme à l’autophonie de l’instrument vibrant de lui-même” (Szendy, 2002, p.16)) ? Peter Szendy (2002) apporte des éléments de réponses à cette question par le biais suivant :

Ce qui poindrait dans le jeu musical, ce qui y trouverait exemplairement sa chance ou sa prise, ce pourrait être l’interprétation, à condition d’entreprendre ce mot non pas dans son acception musicienne courante, mais au sens que pouvait lui donner Nietzsche dans tel fragment de 1885-1886 : « dans la formation d’un organe », disait-il, « il s’agit d’une interprétation » ; et encore : « le procès organique présuppose un interpréter continuel ».
L’interprétation musicale, le jeu, pris au sens nietzschéen plutôt qu’au sens musical usuel, seraient peut-être cette poussée organique non seulement soustraite à la maîtrise du « je », mais aussi déliée des pulsions d’un « ça » qui lui resterait souterrainement apparenté. Ainsi se produiraient, dans le corps à corps musicien, des inventions de corps improbables et encore sans figure ni destination. Des corps ni monstrueux ni fabuleux, ni glorieux ni chétifs ni creux : simples mais puissantes poussées d’avant les pulsions mêmes, « derrière » ; trames ou tracés d’organes encore inorganisés – ni morts, ni vivants – qui se membrent, se démenbrent, se pressent, se tassent, s’accroissent, se ramifient… (pp.17-18)

Dès lors, nous ne serions pas dans un processus du devenir passant par l’amputation, la mutilation, mais plutôt par la multiplication, la contagion des organes ; et par conséquent, par le renversement que nous avons opéré, nous serions proches, sur ce point, du concept du “devenir” émis par Gilles Deleuze. Comme nous l’avons compris, ce ne seraient plus des membres douloureux, martyrs, mais, selon Peter Szendy (2002), des “Membres fantômes”.

1. Colloque sur le ”Devenir-animal” organisé par le Master of art in public sphere (MAPS) de l’Ecole cantonale d’art du Valais (ECAV) au Théâtre de l’Arsenic à Lausanne du 25 au 27 mai 2007.

Références bibliographiques :

Bernhard, T. (1986). Le naufragé (B. Kreiss, trad.). Paris : Gallimard/ Folio (Original publié 1983)
Deleuze, G. & Guattari, F. (1980). 1730 – Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible (pp.284-380) In Mille Plateaux. Capitalisme et Schizophrénie 2. Paris : Les Editions de Minuit/coll. Critique
Melville, H. (?) Moby Dick. Paris : Gallimard/Folio
Schneider, M. (1988). Glenn Gould, piano solo. Paris : Gallimard/ Folio
Szendy, P. (2002). Membres fantômes. Des corps musiciens. Paris : Les Editions de Minuit/coll. Paradoxe